dans  CRÉA,  CULTURE

Le verre brisé – Nouvelle #4

Publié par Charlie | Commentaires :0 | 11 janvier 2011

reflet verre soir arbres ciel 

Mes grands-parents ont conservé jalousement, pendant peut-être des dizaines d’années, dans leurs placards, des verres brisés. Proprement et absurdement rangés à côté de leurs frères intacts, ils ont attendu d’être finalement jetés par nous cinq : ma mère et mon père, ma tante et mon oncle, et moi ; les descendants, ceux qui restent.

Cette découverte m’a plongée dans une mare obscure et grise, un brouillard aqueux au fond duquel j’ai découvert deux plats de services réduits en miettes de différentes tailles, soigneusement empilées dans un troisième plat.

Je me disais que c’est une bien étrange habitude que de garder précieusement des objets inutilisables, irréparables, et de les ranger ainsi dans des placards, sur des napperons fanés, dans des récipients utiles et jolis, ou comme si de rien n’était : le pied d’un côté, le gobelet de l’autre.

Vraiment étrange… Mais pas si étranger.

Ces petites trouvailles bizarres faisaient suite, par un significatif hasard de circonstances, à une violente dispute entre lui et moi, dispute qui m’avait laissé tremblante et désespérée, fumant dans un couloir débile, un bras marqué des traces de tes doigts en un mélange peu appétissant de bleu, jaune et brun.

Dispute qui poursuivait de ses cris d’autres disputes, d’autres pleurs, d’autres hématomes.

Partagée entre le souvenir de jours si heureux que j’avais pensé que mon enfant ne naîtrait pas blanc, et la colère, la honte, l’angoisse et le chagrin de ces derniers jours, derrière lesquels se cachaient en riant de haine ceux de ces dernières semaines et de ces derniers mois, j’ai eu encore le cœur qui battait fort, du cou au bas-ventre, résonnant parfois jusque dans mes orbites.

Alors je me disais pour me consoler : c’est peut-être un peu ça, aimer.

Parce que je n’ai jamais été trop sûre de savoir ce que c’est qu’aimer.

Je me disais qu’il n’était plus l’homme dont j’étais tombée amoureuse, et, pour me persuader que cet homme dont je suis folle et que je n’oublie pas existe vraiment, existe toujours, et qu’il reviendrait, je te trouvais toutes les excuses possibles et imaginables pour m’abandonner, pour ne pas me rejoindre, pour ne pas m’écouter. Pour ne pas m’aimer.

Et puis, cette vaisselle brisée. Ces petits morceaux de rien du tout qu’on garde, qu’on enferme, qu’on dépoussière peut-être même.

Et moi dans cet appartement vide qu’on vide de plus en plus, qu’on pille, qu’on éparpille, seule au milieu et des souvenirs. Moi qui aime un souvenir, qui souffle tant que je peux sur des cendres qui me reviennent au visage, qui pénètrent mes poumons, qui étouffent ma peau, je garde tous les morceaux d’un homme que j’ai rêvé. Je les colle, je les décolle, je les range sur des petits napperons étiquetés, étiquettes manuscrites évoquant quelques mots prononcés et leur attribuant une date.

On ne sait jamais à quel point on se fait du mal quand on est heureux.

On a empilé dans des plats qui pourraient servir à leur usage normal et quotidien des morceaux de quelque chose. Des petits bouts qui ne vont sûrement même pas ensemble. Ce n’est pas un puzzle. Il n’y aura jamais d’image révélée, certaine, vierge d’erreurs, de jugements, de mensonges.

J’ai ramassé beaucoup de petits bouts de trucs, pensant « Comme c’est précieux ! Que c’est beau ! ». Je soupesais mon bonheur et l’empilait bien proprement dans des petits récipients que ma mère appelle, parce qu’elle est à demi allemande, des « schüssele ». J’ai tout dépoussiéré très régulièrement, en vérifiant au passage que le compte était bon, que tout était là, disponible pour une grande œuvre, une construction magistrale, quelque chose de grand ! quelque chose de fort ! quelque chose qui résiste à tout !

 

Et puis, cette vaisselle brisée. Ces morceaux de rien, qui refusaient de correspondre, de se rencontrer, de s’accorder.

Aucune image, aucune construction, rien que des verres, le pied d’un côté, le gobelet de l’autre. Inutiles. Idiots. Tristes et absurdes.

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